Politique

Menaces extérieures sur l'Union Française

Revue de l'action populaire 11/1950

 

Que serait la France sans les territoires d'Outre-Mer ? La négligence de la Métropole pour tout ce qui les concerne nous oblige à nous poser la question. Oui, que serait-il ce petit territoire de l'Occident européen, réduit à ses propres dimensions ? Quel serait son poids dans le monde ? Quelle serait sa force en face de ses voisins plus peuplés et mieux équipés industriellement ?

Nous ne pouvons même pas dire que la France serait réduite au niveau du Portugal. Le Portugal conserve un empire colonial, sans doute le plus solide du monde. Une politique d'assimilation poussée jusqu'au métissage général assure cette solidité. La France réduite à son espace européen ne serait même plus cela.

Position vraiment sans espoir. Habitués à penser selon des catégories anciennes, nous n'en mesurons pas le caractère catastrophique. Nous raisonnons de la dimension de la France métropolitaine et de son influence comme si notre pays présentait toujours, comme au début du XIXe siècle, le caractère de la «Grande Puissance » classique. Seulement depuis lors le monde a changé de forme. Il a évolué de façon que seuls émergent ces « pays en forme de massue et de casse-tête » dont parle Paul Morand dans Rien que la Terre.

Une invention a changé les conditions matérielles, psychologiques et spirituelles du monde : la vitesse. Elle n'a d'analogue que cette invention de la vitesse dans le domaine de la pensée – l'imprimerie – dont sont sorties la Renaissance, la Réforme et leur ultime aboutissement, la Révolution française, bref tout ce que les manuels d'Histoire ont appelé « les Temps modernes ». Nous sommes à l'orée des nouveaux « Temps Modernes », nés non plus de l'imprimerie, mais d'une facilité accrue dans le déplacement des corps. Elle impose sa forme et son destin à notre époque.

Et d'abord le monde s'est rétréci. La France métropolitaine était au début du XIXe siècle un pays de dimensions heureuses, suffisamment vaste pour être fort, il ne l'était point trop pour être gouverné. Dans notre enfance ne nous parlait-on pas encore de la Russie « vaincue par sa propre immensité » ? Malheureusement, la France aujourd'hui, par la vitesse « est réduite aux dimensions d'une de ses médiocres provinces au début du XIXe siècle ». On va plus vite de Paris à Madagascar en avion, qu'au temps des dernières diligences de Paris à Lyon. La France métropolitaine n'est plus « à l'échelle ».

Terre rétrécie et terre devenue vraiment ronde aussi ; M. André Siegfried l'a écrit récemment : « Nous devons nous « démercatoriser ». Nous avons appris la géographie sur la vieille projection de Mercator, cette commodité d'expression cartographique qui figure le monde non pas rond, mais en quelque sorte conique. Et cela n'était pas très grave en un temps où le caractère découpé des côtes, les vents dominants, les courants marins comptaient plus que la courte distance pour déterminer les grandes routes maritimes. L'aviation a changé cela. Désormais, importent beaucoup moins les caractéristiques des côtes. Par contre, pour profiter de la rotondité de la terre, les routes stratégiques tendent à se rapprocher des pôles. Elles se confondent partiellement avec eux. Il en résulte un déclassement des anciennes routes, et particulièrement de cette Méditerranée qui a fait la fortune de notre pays. Là encore l'invention de la vitesse joue contre nous.

Enfin ce monde des nouveaux temps modernes est vraiment plein. Paul Valéry l'avait pressenti : « Le temps du monde fini commence ». Elles ont disparues, les taches blanches des vieux atlas, si excitantes pour l'imagination. Tout est approprié. Tout est possédé. Point de chances d'expansion externe pour les États sinon par guerre et par violence. Plus d'avenir pour eux que dans l'expansion interne. La France métropolitaine n'a pas, comme l'URSS et les États-Unis de vastes espaces internes à conquérir à la vie économique. Et là encore notre temps est contre nous.

Ne poussons pas au noir ce tableau. Ce qui manque à la France métropolitaine, l'Union Française le possède. Elle est immense cette Union Française où s'ajoute à la Métropole un tiers de l'Afrique, sans compter ses autres territoires. Elle se trouve sur certaines des nouvelles routes stratégiques : la vieille route ressuscité de Vasco de Gama, autour de l'Afrique, avec Madagascar et Dakar, - Dakar point extrême du vieux continent vers le nouveau – le grand océan sub-antarctique avec les Kerguelen, l'archipel des Crozet, et même le continent antarctique avec la terre Adélie. Enfin sa puissance d'expansion interne est grande, ne fut-ce que dans les fédérations d'AOF et d' AEF ou encore à Madagascar.

La France ne peut donc plus être la France qu'en tant qu'elle est partie d'un d'une Union Française beaucoup plus vaste qui la met à l'échelle de notre époque. Telle devrait être la donnée fondamentale d'une politique rationnelle. Il ne s'agit pas d'impérialisme, il s'agit d'être. La France sans l'Union française est une puissance déclassée.

I. - Les impérialismes à l'assaut de l'Union Française

Ce premier point déterminé (il s'en faut de beaucoup qu'il ait pénétré dans la conscience politique des Français !) reste une seconde question. Comment la France demeurera-t-elle associée aux autres territoires de l'Union Française ? Et ceci pose un double problème : un problème de politique interne et un problème de politique étrangère. Les deux points se touchent, mais nous n'aborderons ici que le problème de politique étrangère.

Disons-le tout de suite, la conservation de nos territoires d'Outre-Mer est certainement l'objectif le plus immédiat que doit atteindre notre diplomatie. La question allemande elle-même est moins urgente. Rien ne dit d'ailleurs qu'une Allemagne forte et une France forte ne puissent pas un jour s'entendre. Seul le problème russe est aussi grave que le problème d'Outre-Mer. Il est vrai que la question allemande tend à n'en être plus qu'un aspect.

Objectif premier de notre diplomatie ? L'Union Française est doublement menacée, en premier lieu par une série d'impérialismes, en second lieu par cette même évolution du monde qui rend nécessaire que nous demeurions partie.

1° La menace des impérialismes.

URSS, États-Unis, Union Indienne, Grande-Bretagne, ainsi se nomment ces impérialismes pour ne parler que des principaux.

- URSS d'abord. Nous savons que celle-ci, obéissant à un vieux principe de Lénine ; s'est faite le champion des peuples colonisés contre les « impérialismes capitalistes qui les asservissent ». On aurait beau jeu d'épiloguer sur les véritables intentions soviétiques. Au cours d'un séjour en URSS nous avons été frappés au contraire par le colonialisme soviétique exprimé par la prédominance exclusive des Grands Russiens. On peut parler aussi des républiques allogènes purement et simplement rayées de la carte. Elles avaient « collaboré », parait-il. C'est possible, mais qu'eut-on dit si un pays bourgeois capitaliste s'était comporté de même envers une de ses colonies, pratiquant la  déportation en masse, pour faute de « collaboration » ? Et puis n'opposeront-nous pas à l'attitude de ces républiques celle de nos territoires d'Outre-Mer, tel le Tchad, point de départ de la France libre ? On pourrait en conclure que notre « joug colonial » était plus doux que la « liberté soviétique ».

L'URSS pour se mettre à la tête de l'impérialisme baptisé « anticolonialisme » a trois raisons : 1° Affaiblir dans l'absolu un certain nombre de puissances occidentales, de puissances justement situées aux frontières de son expansion actuelle.

2° Se ménager une éventuelle clientèle parmi les peuples qui viendraient à « se libérer ».

3° Enfin, objectif plus immédiat peut-être, entretenir un climat de troubles et de désordre sur les arrières de ses adversaires ; prendre à revers les Occidentaux par une agitation asiatique et plus encore africaine.

Ne nous étonnons donc plus de voir le Kremlin se surmonter de l'étendard anti-colonialiste, quelle que soit la politique interne de l'URSS et même si, très contradictoirement, ce pays a prétendu par moment s'approprier certaines colonies italiennes.

Si on excepte le succès de Mao Tsé-Toung en Chine, explicable en grande partie par l'impéritie du Kuomintang, la politique soviétique se solde Outre-Mer par un échec au moins momentané. Même dans le Sud-Est asiatique, si elle a créé une agitation permanente, elle n'a rien obtenu de positif. En Afrique Noire, le recul du Rassemblement Démocratique Africain, contremarque du communisme dans ces régions, est un fait tangible. On peut même dire que ce recul du RDA est doublement un échec. Il l'est en soi et il l'est également par sa signification profonde. N'est-il pas du avant tout au refus des Africains de s'inféoder à Moscou et au parti métropolitain qui en émane ? Les parlementaires noirs qui ont quitté le RDA ne se sont pas reniés eux-mêmes, ils n'ont pas renié leur politique. Ils sont restés fidèles à eux-mêmes contre un parti qui sous couleur d'exalter leurs particularités ethniques ne faisait que les plier aux disciplines européennes du Kominform.

- A l'impérialisme de l'URSS répond l'impérialisme des États-Unis. Lui aussi prend figure d'anticolonialisme. L'anticolonialisme exerce un attrait constant dans les anciennes colonies d'Amérique, attrait vivifié par la campagne menée autour de l'émancipation (à la fois relative et bien décevante) des Philippines. L'idéalisme des clubs de vieilles dames, si puissants aux États-Unis, y trouve sa pâture. Et cet idéalisme contracte mariage avec le réalisme de Wall Street, où l'on rêve de partout créer des Liberia.

Récemment, dans un article bien documenté, la revue Esprit a insisté sur divers exemples d'intervention directe des États-Unis dans les territoires d'Outre-Mer. On n'en doit toutefois pas tirer des conclusions trop générales. Les exemples ne sont pas si nombreux et la presse soviétique elle-même, toujours à l’affût pour nous les dénoncer, n'en a produit qu'une maigre moisson. Ce n'est même un secret pour personne qu'on éprouve au contraire une certaine difficulté à intéresser les capitaux américains à l'Afrique Noire. Le fameux « Point IV du Président Truman », un moment présenté comme un plan de conquête de l'Afrique, ne paraît la concerner que d'une façon en quelque sorte subsidiaire.

Plus exactement l'intervention directe des États-Unis Outre-Mer est en préparation plutôt qu'effective. Nous sommes en présence beaucoup plus d'un effort dans l'ordre culturel et moral que dans l'ordre proprement économique. L'activité des missionnaires protestants américains et la part considérable que la maigre portion du « quatrième point » applicable à l'Afrique consacre à l'équipement culturel en témoignent. Et cela n'est pas sans comporter une certaine valeur indicatrice. Les Américains agissent comme s'ils considéraient inéluctable le départ des actuelles puissances administrantes et qu'ils voulussent d'ores et déjà asseoir leur influence en vue de cette éventualité. Leur attitude à l'ONU confirme cette impression.

Les visées du Gouvernement de Dehli ne s'arrêtent d'ailleurs pas aux limites de l'Asie. L'Afrique aussi a ses attraits. Des satellites, on s'en peut chercher sur cet immense continent. D'où la constante démagogie des représentants de M. Nehru à l'ONU. Est-ce tout ? D'autres impérialismes nous menacent. Par suite du conflit avec la Grande-Bretagne à propos des Falkland, l'Argentine adopte une politique générale d'anticolonialisme, dont nos départements des Antilles peuvent souffrir. Hélas ! Cette énumération n'est pas limitative : nous aurons l'occasion d'y revenir.

2° L'ONU au service de l'impérialisme.

Ces impérialismes ont trouvé un terrain d'élection : l'Organisation des Nations Unies. Ils ont entraîné et comme aspiré l'ONU. Enfin, Russes et Américains trouvaient un terrain d'entente : L'assaut contre ce qu'hier encore on appelait les Empires. Dès San Francisco, l'offensive a commencé. Dès cette instance préparatoire, l'objectif était fixé : la destruction des empires coloniaux, avec comme première étape la mise de tous les territoires sous trusteeship. Trois des grands menaient la bataille : la Russie, les États-Unis et la Chine de Tchang Kaï Tcheck, prétentieusement représentée par le Docteur Soong.

Les dégâts furent limités pourtant. Cette coalition anticoloniale, comme toute coalition occasionnelle, présentait des failles. URSS et USA paraissaient pour une fois s'accorder, mais cette entente même n'était qu'une des faces de leur mésentente : premier épisode de la guerre froide, rivalité pour s'attacher de nouveaux satellites. Finalement si la tutelle était soumise à un contrôle bien plus étroit que celui  - fort vague – de la défunte SDN, elle restait limitée aux anciennes colonies des puissances vaincues dans les deux guerres mondiales. En outre, les puissances administrantes prenaient l'engagement de mener leurs possessions vers une forme quelconque de self government. D'ici là, elles devaient fournir à l'ONU régulièrement un certain nombre de renseignements d'ordre statistique à caractère non politique (ch. XI, XII et XII de la charte).

Mais la machine était lancée. Mille biais étaient trouvés pour  multiplier son efficacité anticoloniale. On devait fournir des renseignements à l'ONU : on créa une Commission provisoire, mais reconduite d'année en année, pour les examiner. Ce fut l'occasion de discuter la politique de chaque puissance administrante dans chaque territoire non autonome. Puis cette commission faisant rapport à la IVe Commission de l'ONU, nouvelle occasion de discuter cette politique. Autre procédé : le Conseil de tutelle est composé pour moitié de puissances administrantes et, pour moitié, de puissances sans colonies. C'est une garantie pour les puissances administrantes mais on la tourne en portant les questions devant le Conseil économique et social où cette parité n'existe pas et où le vote à la majorité des deux tiers permet toutes les manœuvres anticolonialistes. On préfère également cette instance au Conseil de Sécurité où France et Grande-Bretagne pourraient exercer un veto1.

Le Secrétariat général de l'ONU parfait cette œuvre. Voyons plutôt l'interprétation que donne de l'article 73 de la charte M. Ralph Banche, alors directeur de la division du trusteeship des Nations Unies. N'écrivait-il pas dans la New Republic du 28 octobre 1946 : « Les territoires qui peuvent être admis au Statut de tutelle sont tous les territoires non autonomes, c'est-à-dire tous les territoires coloniaux. » « Ainsi, ajoute un commentateur, d'après cette personnalité très autorisée par ses fonctions officielles, l'extension du système de tutelle aux colonies serait déjà réglé en principe par l'affirmative ». Toujours dans le même article, ce haut fonctionnaire international affirmait que la Charte créait une responsabilité de l'ONU pour toutes les colonies et possessions. Par ces opinions du principal responsable, à l'origine, de l'application de la Charte dans les territoires d'Outre-Mer, on voit ce qu'a pu être la politique du Secrétariat général.

Certes, on nous objectera que cette politique de tutelle généralisée que tente l'ONU, sous l'impulsion à la fois des Russes et des Américains, est généreuse, qu'elle cherche à éviter le retour des abus trop réels de l'ancien système colonial. Nous n'en sommes pas assurés. Ne s'agit-il pas surtout pour les États-Unis et l'URSS « de mettre leur nez dans les affaires des autres2 » ? On peut les en soupçonner. D'autre part, quelle fausse générosité, ce trusteeship ! Il n'est pas une association entre administrants et administrés, mais une association des administrants. Il peut voiler dès lors le pire des colonialismes.

Combien moins généreux que l'Union Française en tous les cas, telle que l'a définie la Constitution. L'Union Française est vraiment l'association des administrés et des administrants, non seulement pour la gestion des territoires d'Outre-Mer, mais pour la gestion de l'ensemble. Sa structure même devrait lui permettre d'échapper aux foudres de l'ONU. De fait, ayant participé aux travaux de l'ONU, j'ai pu constater personnellement que le titre VIII de la Constitution était un excellent paratonnerre enlevant à ces impérialismes la facilité de se donner le visage généreux qu'ils affectionnent.

Inefficace (au moins jusqu'à l'affaire de Corée) à assurer la paix, l'ONU constitue donc un excellent lieu où mener l'attaque contre les « Puissances Coloniales », et – les confondant avec celles-ci sous ce vocable – contre l'Union Française. L'ONU fournit une tribune constante aux propagandes. Des mots d'ordre excitateurs des nationalismes locaux en partent. Qui dira exactement sa responsabilité dans les conflits qui ont ensanglantés certains points du globe, et qu'ensuite – ainsi en Indonésie – elle a dû essayer d'apaiser ?

II – L'Union Française et les ententes régionales

Mais devant les insuffisances de l'ONU le monde cherche à s'organiser sur d'autres bases. Ainsi naissent une à une les ententes régionales prévues par l'article 51 de la Charte. Ces ententes rencontrent une extraordinaire fortune. On se l'explique : elles concilient deux tendances de notre époque, apparemment contradictoires. Le monde a évolué de telle sorte, nous l'avons dit, que la plupart des puissances, prises isolément, ne sont plus à l'échelle. Leurs dimensions s'amenuisent au fur et à mesure que se multiplient les moyens rapides de transport. Force leur est de s'unir entre elles si elles veulent échapper au sort commun des petites puissances : n'être que des satellites des grandes, des vraiment grandes. Autant dire que si elles veulent échapper au choix entre devenir une colonie russe ou un protectorat américain. Toutes éprouvent la nostalgie d'une sorte de « troisième force internationale ». Ainsi les voici poussées vers un internationalisme nécessaire, les voici dans l'obligation d'abattre les frontières qui ne sont pas seulement absurdes, mais asphyxiantes. Les nécessités de l'économie moderne les forcent à éclater ce carcan par des unions douanières. Encore une fois tout les pousse vers l'internationalisme, sauf, anachronique, une incroyable reviviscence des nationalismes. Nationalismes des vieilles puissances, avivés par la guerre. Nationalismes des jeunes pays libérés d'emprises coloniales. Nationalismes révolutionnaires dans les empires coloniaux. Nous sommes comme étouffés par ces nationalismes qui exaltent les frontières au moment où elles deviennent le plus absurdes. Les communistes ont ici une large part de responsabilités. Qu'on voit simplement dans notre pays l'exploitation extravagante du patriotisme à laquelle ils se sont livrés après la Libération, ou encore la façon dont, dans leur haine des États-Unis et du Plan Marshall, ils usent de la xénophobie naturelle de Français. Entre un internationalisme nécessaire et un nationalisme revivifié et virulent tous les pays sont comme écartelés. L'entente régionale apparaît un moyen de trancher le dilemme. En s'unissant à des voisins on ne froisse pas trop les nationalismes, tandis qu'avec prudence on réalise un peu cette nécessaire troisième force internationale. Telle est la fortune entre autres de l'Union Européenne.

Ce mouvement vers les ententes régionales n'est pas de ceux dont il convient d'être partisan ou adversaire. On n'est pas partisan du sens du vent ou de l'heure de la marée. Devant l'Union européenne comme devant tout ces mouvements d'entente régionale on doit surtout constater qu'ils se font – et ils sont trop en accord avec les données en quelques sorte physiques de notre époque pour n'être pas inéluctables.

1° Union européenne et Union française

Mais en même temps – et les partisans les plus convaincus de l'Union Européenne doivent avoir le courage de l'envisager en face – ces ententes régionales représentent un indéniable danger pour l'Union Française. M. Robert Schuman s'en est lui-même fait l'écho devant le Conseil de la République. Ce danger : un risque d'éclatement. Comment concilier notre appartenance à un système fédératif géographiquement circonscrit, l'Union Européenne, et à un autre système fédératif, géographiquement universel, l'Union Française ? Comment va se comporter la jeune Union Française, encore fragile, battue de remous intérieurs, menacée par tous les impérialismes de notre temps, si ces parties composantes entrent dans les fédérations diverses et même disparates ?

Il ne s'agit pas d'une difficulté théorique, d'un de ces heurts de principe auxquels nous, Français, incorrigibles logiciens, nous nous arrêtons trop facilement. Le danger est tangible et immédiat. Voyons l'Union Européenne, que le Conseil de l'Europe fait la plus construite de ces ententes régionales. Quels seront ses rapports avec les territoires d'Outre-Mer dépendant des métropoles qui s'y associent ? Deux solutions inacceptables ont été envisagées. La première est une sorte de coupure complète. Seule la France métropolitaine serait à l'Union Européenne. N'est-ce pas une illusion ? L'osmose est heureusement suffisamment grande (autrement l'Union Française n'aurait aucune consistance) entre la France continentale et la France d'Outre-Mer pour que toute décision intéressant l'une ait des répercussions dans l'autre. Fait plus grave : cette espèce de coupure représenterait une véritable sécession de la Métropole. Ainsi serait directement encouragés Outre-Mer les mouvements sécessionnistes. Leurs leaders l'avaient bien compris d'ailleurs. C'est ainsi qu'on nous a dit, dans des milieux nationalistes tunisiens ou marocains, voire algériens : « C'est parfait, la France adhère logiquement à l'Union Européenne et nous, nous adhérerons non moins logiquement à la Ligue Arabe. » L'Afrique du Nord n'a pas le monopole de ces réactions. En Afrique Noire, un journal comme la « Guinée Française » imprimait qu'à l'Union Européenne devaient répondre les États-Unis d'Afrique – reprise sous une autre forme du slogan, « l'Europe aux Européens, l'Afrique aux Africains ». Enfin, à sa dernière session le Conseil de l'Europe a été saisi d'une proposition de M. Mac Kay, travailliste britannique, demandant la convocation immédiate d'une Constituante Africaine pour la création des États-Unis d'Afrique. Nous y reviendrons...

Parallèlement, une autre solution est parfois proposée. Elle a reçu un accueil chaleureux et d'assez mauvais aloi dans la presse italienne et dans la presse allemande : la mise de tous les territoires d'Outre-Mer sous le trusteeship conjoint de l'Europe. Cette solution, en France, a parfois été défendue dans certains cercles fédéralistes, et ne vit-on pas un Français la suggérer au Congrès de la Haye ? Inutile de dire qu'à nos yeux cette solution est encore plus inacceptable que la précédente. On nous convie à une nuit du quatre août, mais à une nuit du quatre août où serait abolis nos seuls privilèges. Au surplus, ce sacrifice nous n'avons même pas le droit de l'accomplir.

Nous avons élevé de graves réserves sur la valeur de l'idée de tutelle conjointe. Ces réserves trouvent encore mieux leur place quand on parle d'une tutelle conjointe de l'Europe. Elle pourrait être la pire forme du colonialisme. En effet, ce qu'on propose, c'est une mise de tous ces territoires à la disposition de l'Union Européenne. On les considère comme un bien à exploiter. On n'envisage en fait qu'une sorte de nouveau pacte colonial, à l'échelon de l'Europe cette fois-ci. Pacte colonial beaucoup plus redoutable que l'ancien : plus méthodique, il aboutirait à une exploitation plus intensive3.

À l'appui de leur thèse les partisans du trusteeship de nous répondre : « Mais on ne construira pas l'Europe si on ne consent pas à des abandons de souveraineté. «  Sans doute... Malheureusement nous devinons trop bien un certain raisonnement : « Par ces abandons de souveraineté Outre-Mer nous éviterons d'en consentir, et qui nous toucheraient de plus près, dans la métropole. » A ce raisonnement peu subtil répondons : « Non ». Et rappelant au besoin cette phrase de M. Coste Floret, alors ministre de la France d'Outre-Mer, dans son discours de Montpellier : « Nous ne pouvons pas et nous n'avons pas le droit d'unir l'Europe en apportant comme dot à cette union des fiefs et des apanages dont nous ne disposons à aucun titre. « De quel droit, en effet, notre pays offrirait-il ces territoires à l'Europe ? De quel droit consentirait-il à ce trusteeship ? Il violerait sa propre constitution. Il trahirait la confiance des peuples d'Outre-Mer. Non, la prétendue association sous forme de trusteeship conjoint de l'Europe ne peut pas être retenue.

Elle le peut d'autant moins que nous ferions à l'Europe un cadeau de dupe. La métropole est une vieille chose solide que les abandons de souveraineté n'atteindront pas. En est-il de même Outre-Mer ? Nous provoquerions un tel bouleversement que ces peuples nous quitteraient purement et simplement, sans aucun bénéfice pour l'Europe. Notre souveraineté ne s'y exercerait plus, mais pas davantage celle de l'Union Européenne.

Malheureusement l'idée continue de cheminer. Au Conseil de l'Europe, un délégué, Français d'Afrique, a proposé la création d'une commission permanente de l'Outre-Mer. Cette proposition a été heureusement repoussée. Hélas, seulement à une faible majorité et à défaut d'une commission on a créé une sous-commission. Permettre au Conseil de l'Europe de se mêler des questions d'Outre-Mer grâce à une commission permanente, ne serait-ce pas déjà le début du trusteeship conjoint de l'Europe ?

Nous ne voyons qu'une seule solution au dilemme Union Française, Union Européenne. La participation de l'Union Française toute entière, entité indissoluble, à l'Union Européenne, comme d'ailleurs à toute entente régionale où l'une de ses parties se trouverait géographiquement intéressée. Malheureusement, le Parlement Français, quand il vota la loi sur le Conseil de l'Europe, ne sut pas s'inspirer de ce principe. Par esprit de clocher, il se refusa à prendre en considération une proposition de l'Assemblée de l'Union Française, demandant que cette Assemblée participât à la délégation française au Conseil de l'Europe.  Ainsi eut été réalisée cette présence de l'Union Française toute entière. Finalement, l'Assemblée Nationale, consciente du problème, mais incapable de lui donner la vraie solution, remplaça cette participation de l'Assemblée de l'Union Française par la présence obligatoire d'un certain nombre de députés d'Outre-Mer (amendement Senghor). Cette présence n'avait pas la même valeur symbolique. Surtout ces députés d'Outre-Mer n'ont pas cette conscience de l'Union Française qu'on possède au plus haut point à Versailles. Ils se sentent responsable d'un certain territoire. Ils ne se sentent pas responsables des institutions de l'Union Française, ni de l'Union Française comme telle.

2° Un dominion islamique

Mais l'Union Européenne n'est qu'une des ententes régionales, actuellement en voie de se constituer. D'autres se préparent, soit spontanément, soit sous l'impulsion de la Grande-Bretagne. Celle-ci, en effet, a toujours suivi avec intérêt leur développement. Qu'on se réfère par exemple aux déclarations faites le 27 janvier 1944 par le Vicomte Crambonne alors secrétaire d'État pour les Dominions ou à certaines indiscrétions parues dans le New-York Times du 2 juin 1945. Or c'est la coexistence d'ententes régionales – coexistence qu'on tend à ériger en système – qui menace l'Union Française d'éclatement.

Ne nous étonnons pas de voir sur ce plan la Grande-Bretagne jouer un rôle prépondérant. Nous retrouvons cet impérialisme auquel nous faisions allusion tout à l'heure. L'Empire britannique classique, l'empire victorien a disparu avec l'indépendance des Indes. L'Angleterre se cherche un empire de remplacement. C'est l'essentiel de sa politique depuis 1943.

Son premier objectif fut et est encore la constitution d'une sorte de grand Dominion Islamique. Entente régionale encore qui, constituée sous l'impulsion de Londres, prit le nom de Ligue Arabe. Après un départ en flèche, sous le double poids de ses revers en Israël et de ses dissensions internes, la Ligue Arabe s'est pratiquement effondrée. Elle est dans un état de décomposition tel que sans l'intervention constante de la France et de l'Angleterre, ses participants, en seraient déjà venus aux mains. Mais cet échec, aussi profond soit-il, ne signifie pas qu'à la Ligue Arabe  pratiquement disparue on ne cherchera pas des succédanés. Plusieurs projets sont dans l'air, ayant une plus grande chance d'être efficaces ; ils ne prétendent pas, comme la Ligue Arabe, concilier des inconciliables et associer Ibn Seoud et les Hashemites. On parle du Croissant fertile, vieux projet qu'on ressuscite et qui lierait étroitement Irak, Transjordanie et peut-être Égypte. On parle surtout de la grande Syrie, fusion de l'Irak, de la Transjordanie, de la Syrie et du Liban4. Tous ces projets ont un point commun : unir sous une même souveraineté des territoires s'étendant de la Méditerranée au Golfe Persique. Et ici, nous retrouvons la nécessité britannique de ce grand dominion musulman : doubler Suez (désormais trop vulnérable, désormais aussi trop étroitement revendiqué par le Roi d'Égypte) d'une route terrestre plus sûre, la vieille route des caravanes. C'est en même temps la route des caravanes modernes, les pipe-lines. L'Angleterre tout à la fois veille sur des pétroles qui lui sont essentiels et s'assure une rocade stratégique vers les Indes, la Malaisie, Hong-Kong, et, plus loin encore, l'Australie et la Nouvelle-Zélande.

La politique islamique de l'Angleterre déborde d'ailleurs cette espèce de pont musulman qu'elle lance vers le Golfe Persique. Il ne s'agit pas seulement pour elle de maintenir la vieille route impériale vers l'Extrême-Orient, mais il s'agit encore plus de maintenir l'Empire Britannique sur l'Afrique, qui, elle, doit constituer le nouvel empire. Aussi, pour cette double politique, Londres s'efforcera de soutenir tout ce qui est islamique. On assurera ainsi la couverture du continent, sans compter qu'on fait indirectement la cour aux Noirs d'Afrique dont environ un tiers est musulman. Ainsi s'explique l'intérêt fâcheux que certains agents britanniques ont porté parfois à nos territoires d'Afrique du Nord5. Ceci explique surtout le jeu assez bizarre mené par la Grande-Bretagne dans la dévolution des colonies italiennes.

Nous ne nous étendrons pas ici sur la constitution, inopinée et intempestive, d'un état prétendu indépendant en Cyrénaïque. Mais certaines observations méritent d'être présentées. Cette opération déborde le cadre étroit de la Cyrénaïque. En premier lieu, la Sennoussiya a toujours eu des ambitions universelles. Donner la qualité de Chef d'État à son Marabout, c'est l'encourager dans cette voie. L'émir Idrirs est un nouvel Abdallah de Transjordanie, mais un Abdallah à qui son caractère religieux confère bien d'autres possibilités. Et nous trouvons une seconde observation. Cette Zaouïa qui s'est étendue naguère profondément en Afrique Noire. Elle y était en régression, en particulier devant l'expansion de la Tidjaniya. L'élévation du chef de la Confrérie au rang de Chef d'État lui rendra sans doute tout son prestige et lui permettra de rallier, au moins, ses anciennes troupes (qui atteignent trois millions). Un mouvement dans ce sens est déjà perceptible au Tchad6. Non seulement l'Angleterre s'assure un client sur la Méditerranée, au long de la route impériale, mais elle assied son influence dans toute l'Afrique.

Mais l'affaire de Cyrénaïque nous inquiète encore d'un autre point de vue. Comment n'être pas frappé de la façon dont le comte Sforza a renoncé aux colonies italiennes dans ses fameux accords avec M. Bevin, alors qu'avec l'appui de la France et de l'Amérique latine (sans compter les Italiens des États-Unis) il avait encore des cartes à jouer. Certains en concluent que les accords Bevin-Sforza cachaient un pacte secret. Une sorte d'embarras dans les discours du comte Sforza le donnerait à penser. Notamment qu'a voulu dire le Ministre des Affaires Étrangères italien par des phrases comme celle-ci : « Comment nous détacher de l'Afrique à l'heure actuelle ? Je n'ai jamais été colonialiste, mais maintenant que ces rapports nouveaux s'ouvrent dans le domaine colonial, comment pourrions-nous, pour un anticolonialisme de théorie, nous exclure de l’œuvre de reconstruction en l'Afrique ? » Étant donné les renoncements – surprenants – de l'Italie, que signifie pareille phrase ?

3° Vers les États-Unis d'Afrique.

Politique africaine de la Grande-Bretagne, c'est l'Afrique en effet qui sera pour elle le grand empire de remplacement. La presse de tous les pays et plus spécialement la presse soviétique, s'est étendu sur le « repli africain » de l'Angleterre. De quoi appert-il exactement ?

Nous avons parlé de la grande rocade impériale vers l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Par son repli africain, l'Angleterre veut en quelque sorte la charpenter. Le noyau de ce nouveau système sera constitué par le Kenya et le Tanganyika. Le « réduit » africain comporte d'indéniables avantages politico-stratégiques, en particulier surveillance relativement aisée du vulnérable Moyen-Orient, exercée d'un réduit presque inexpugnable. Surtout, comme le remarquait récemment Thomas Greenwood dans le Journal de Genève, sous un titre évocateur « Le troisième Empire britannique », l'Afrique est beaucoup plus accessible que les possessions asiatiques dirigées autrefois par Londres... Il ne serait plus nécessaire de fonder la défense impériale sur l'axe de la Méditerranée et de dépenser des sommes énormes pour protéger à tout prix les accès du canal de Suez. D'ailleurs, une vaste ceinture aérienne passant par la faille de l'Afrique Centrale serait prévue pour la défense des colonies de l'Afrique Orientale. Et le renforcement de celles-ci à leur tour aiderait à la défense de la région de Suez et du Proche-Orient avec ses pétroles, et même de l'Océan Indien au besoin. Politique grandiose. On ne reprochera plus aux Anglais de manquer d'imagination créatrice. Elle présente d'ailleurs pour eux d'autres avantages immédiats comme moyen de pression accrue sur l'Égypte (quand reste à régler l'épineuse question du Soudan) ou sur l'inquiétante Union sud-africaine.

Pour les rendre à même de jouer ce rôle stratégique la Grande-Bretagne dépense d'énormes efforts en faveur de ses colonies africaines. On connaît le plan économique dont elle a entendu les doter, plan dont l'URSS a compris toute la portée si on en juge par la violence avec laquelle elle l'a attaqué devant l'ONU. Elle s'efforce aussi de leur donner une armature politique. À ce sujet, deux conférences ont été révélatrices : la Conference of African legislative Concillers, tenue à Londres au mois d'octobre 1948, où pour la première fois les représentants des territoires de la Couronne ont discuté des problèmes de politique générale. (On peut remarquer en effet que l'Angleterre, très généreuse sur le plan du Self Government, était, tout au moins jusqu'en octobre 1948, plus réticente à associer des territoires « indépendants » à sa politique.) L'autre Conférence, en février 1949, à Victoria Falls, groupait des représentants de la Rhodésie du Nord, de la Rhodésie du Sud et du Nyassa, en vue d'associer ces territoires en une fédération. Or, ces deux conférences ont montré l'ampleur des vues britanniques. L'Angleterre ne se contenterait pas, en effet, de fédérer ses possessions en un nouveau Dominion. Elle tendrait aussi à la création d'un vaste État-Uni d'Afrique, ne groupant peut-être à l'origine que des territoires britanniques, mais susceptible (à ces deux conférences, certains l'ont dit) de s'étendre aux territoires d'autres puissances.

Au reste cette idée a hanté, tout l'hiver 48-49, la presse londonienne. On se référera avec intérêt en particulier à un article paru dans la revue « Crown Colonist » de décembre 48, sous la signature de Rh. Crafton, et le titre « Pourquoi pas un ordre nouveau en Afrique ? ». Selon cet article, la création d'un ordre nouveau en Afrique « comporterait l'établissement d'un fort Gouvernement fédéral dans lequel tous les Gouvernements locaux du Nord de l'Union Sud-Africaine (et visiblement l'auteur pense aussi bien aux territoires français et belges qu'aux territoires anglais) seraient représentés et auxquels tous seraient subordonnés. Et l'article situe sous cette perspective un certain nombre de déclarations ministérielles telle celle de Sir Geoffrey Huggins, premier ministre de la Rhodésie méridionale, selon qui les États de l'Afrique britannique pourraient, « si l'Union Occidentale se réalisait, se joindre aux États étrangers d'Afrique, pour former les États-Unis d'Afrique7 » : On peut en rapprocher les déclarations de Sir Miles Thomas, directeur de la « Colonial Development Corporation », reprises par le Times du 13 octobre 1948 : « Ma vision est celle d'un État-Uni d'Afrique, croisé de lignes de chemin de fer, avec des développements routiers en rapport avec les besoins modernes, et avec des lignes aériennes alimentant les corridors oriental et occidental reliées entre elles par des services locaux de jonction. » Et Sir Miles ajoutait ces paroles qui montrent amplement le glissement de l'idée de dominion africain à celle d'État-Uni d'Afrique : « Lorsqu'on m'a demandé d'aller en Rhodésie méridionale pour former une commission de coordination du développement, il m'a paru que tous les systèmes subiraient une attaque d'indigestion individuelle. Voilà pourquoi je préconise une plus vaste conception impériale, une plus large vision du génie (enginiring) impérial. » Plus précis encore un article du Daily Mail du 14 octobre 1948, dont nous aurons l'occasion de parler.

Aussi sous le signe du slogan : « l'Europe aux Européens, l'Afrique aux Africains », l'Angleterre prépare de loin des États-Unis d'Afrique. Toutefois on doit se garder d'un contre-sens. Un État-Uni d'Afrique peut associer de véritables Africains, mais aussi et seulement les Blancs d'Afrique. Il peut n'être qu'une sorte d'Union Sud-Africaine à plus grande échelle. La Fédération – ce nouveau dominion britannique – qui se prépare en Afrique Orientale et dont la Conférence de Victoria Falls a posé les premières bases pourrait bien pratiquer la même politique raciale que le pays du Dr Malan. Avec une grande loyauté, le News Chronicle du 18 février 1949 l'a souligné : « On n'a encore entendu aucune voix africaine à Victoria Falls », écrivait-il. Et l'article se poursuivait : « La ségrégation et l'oppression des Africains sont une des caractéristiques de l'Afrique du Sud. Elles ne sont pas inconnues dans les territoires qui essaient de former un nouveau dominion. » L'Observer du 20 février 1949 tenait un langage analogue8. Certes, les anglais sont gens à lutter contre ces tendances, mais elles existent assez fortement pour qu'on doive prendre garde et s'assurer que l'Afrique aux Africains ne signifie pas l'Afrique sans les Africains.

Pour l'Union Française, cette question d'Afrique est probablement la plus importante. Le repliement qu'effectue la Grande-Bretagne, nous l'effectuons aussi, d'une façon peut-être moins consciente. L'indépendance presque totale accordée aux États associés d'Indochine, tend à conférer à l'Union Française un caractère principalement eurafricain (si on peut user d'un mot si mal employé).

4° Autres ententes régionales.

Malgré tout, nous devons constater que l'évolution du sud-est asiatique vers une entente régionale, contribue, elle aussi, à l'écartèlement de l'Union Française. Elle trouve ses origines dans la conférence du sud-est asiatique instituée par l'ONU pour la reconstruction économique de cette région troublée. Mais en réalité il s'agit d'une sorte de mouvement convergent, d'une superposition de conférences n'ayant aucun lien entre elles mais dont la coexistence même prépare cette entente régionale. L'Inde est bien entendu l'animatrice de ce mouvement, avec les conférences régionales qu'elle a convoquées pour traiter la question d'Indonésie. Par les invités de M. Nehru, on peut délimiter assez clairement la zone où l'Union Indienne entend exercer son influence : Pakistan, Birmanie, Ceylan, Siam, Philippines, Nouvelle-Zélande, Australie, Népal, Chine, Liban, Arabie Séoudite, Iran, Irak, Afghanistan, Yemen, Transjordanie, Syrie, Égypte, Éthiopie. La Turquie avait également été invitée, mais s'était récusée, se considérant comme une puissance « occidentale ». La conférence qui s'est tenue du 20 au 23 janvier 1949 s'est réunie sous le signe de l'anticolonialisme. Le choix des participants est à ce point de vue significatif. Bien entendu les bénédictions américaines ne manquèrent pas. Quant à la Grande-Bretagne, une telle conférence était un remarquable moyen d'associer les dominions nouveaux de l'Union Indienne, du Pakistan et de Ceylan, voire « l'indépendante » Birmanie avec les vieux dominions britanniques d'Australie et de Nouvelle-Zélande. Telle est pour elle l'intérêt d'une entente régionale dans le Sud Asiatique et le Sud Pacifique.

Il n'est pas jusqu'au projet de Pacte du Pacifique, lancés périodiquement tantôt par l'Australie, tantôt par Tchang Kaï-Tcheck et les Philippines qui ne contribuent à constituer cette partie du monde comme un tout. En passant, on peut signaler la formation à Bangkok d'une ligne9, avec le slogan « Unité en Asie Sud-Orientale », qui a publié, avec un manifeste grandiloquent, une constitution en 52 articles, les documents étant signés de représentants du Viet-Nam, du Laos, du Cambodge, de la Malaisie, de la Birmanie et de l'Indonésie. Remarquons surtout la complaisance avec laquelle le Times s'est étendu sur la création de cette ligne.

Quant au continent américain, personne n'a oublié les attaques dont furent l'objet, à la conférence de Bogota, les puissances européennes détentrices de territoires sur le continent américain. Les possessions françaises n'étaient pas les premières visées, mais la Colombie britannique, colonie que le Gouvernement de Londres, infidèle à ses traditions pour une fois, a pas mal négligée, et les îles Falklands, revendiquées par l'Argentine. Le Brésil et les États-Unis ont fait échouer ces manœuvres. Aussi fidèle que soit le Département d'État aux séquelles de la doctrine de Monroe, les nécessités de la sécurité américaine lui font préférer voir ces îles sous la souveraineté d'une Grande-Bretagne obligatoirement amie, que sous la souveraineté de la turbulente Argentine. N'oublions pas que les Falklands commandent le Cap Horn, l'un des trois grands « seuils stratégiques » déterminés par la géopolitique moderne. Mais si cette offensive a momentanément échoué ne nous endormons pas dans une trompeuse sécurité. Une menace, lointaine sans doute, pèse sur les Antilles, même si juridiquement leur statut de département métropolitain désarme les anticolonialismes. Menaces de la part d'ambitieuses républiques latines, mais plus encore, de la part des deux républiques « indépendantes » des Caraïbes : Saint-Domingue et Haïti. On y rêve de prendre le leadership d'une fédération caraïbe, et rien ne dit qu'un jour les États-Unis n'appuieront pas ce mouvement. Notre situation est d'autant plus difficile que notre politique d'assimilation totale se trouve en opposition avec la politique de self government intégrale pratiquée dans ces régions par la Grande-Bretagne. Ne pas s'opposer aux USA dans la zone stratégique du canal de Panama est une véritable tradition du Foreign Office.

D'ores et déjà une organisation à caractère malgré tout fédératif fonctionne dans cette région : la Conférence des Caraïbes, décidée en principe dès 1942 sous l'impulsion du Président Roosevelt, mais à laquelle la France ne donna son adhésion que par la convention du 15 juillet 1945. Cette conférence, qui comprend trois organismes, la Conférence proprement dite, la Commission des Caraïbes et le Conseil des recherches, à un siège permanent à la Trinidad. L'objet de cet organisme est purement économique et social, d'autre part, précaution essentielle, c'est la République française qui y est partie et non tel ou tel de ses territoires. Malgré ces limites et ces précautions nous avons encore là une entente régionale tendant à organiser en super-État une région où l'Union Française est intéressée.

Citons encore, exactement parallèle à la précédente, l'organisation dénommée « Commission du Pacifique Sud » (Convention de Camberra du 6 février 1947) dont le siège est en terre française, à Nouméa. Mêmes précautions, mais dangers identiques, à ceci près qu'ici les ambitions redoutables pour nous sont celles de l'Australie, voire de la Nouvelle-Zélande.

5° Menaces classiques.

Nous avons longuement insisté sur les Ententes Régionales. Ce n'est pas qu'elles soient seules à menacer l'Union Française, mais il s'agit là d'un mouvement naturel et en quelque sorte nécessaire. Là réside sa gravité.

D'autres menaces sont peut-être aussi vives, mais elles n'ont pas de même appui géopolitique. Elles relèvent de ce que nous appellerions volontiers l'impérialisme direct ou encore l'impérialisme classique.

Ainsi en va-t-il des visées successives de la Grande-Bretagne puis de l'Afrique du Sud sur Madagascar qui n'ont pas peu contribué aux troubles sanglants de la Grande Ile. La demi-rupture ou plus exactement la méfiance mutuelle entre Londres et Pretoria nous vaut une tranquillité momentanée. Le Foreign Office a dû faire comprendre au Colonial Office qu'il valait encore mieux voir Madagascar sous la souveraineté française que sous la souveraineté d'une Union sud-africaine « républicaine ». Et du point de vue britannique c'est bien pensé. Nous aurons l'occasion d'y revenir : la conciliation des politiques française et britannique n'est heureusement pas impossible. Si bien qu'aujourd'hui la gravité de cette affaire est essentiellement d'ordre interne. Elle réside dans la facilité avec laquelle certains colons prétendus français ont envisagé et désiré ce changement de souveraineté. L'esprit de certains colons – heureusement une faible minorité – est dans plusieurs de nos territoires une menace internationale contre l'Union française.

- Classiques sont également les menaces qui pèsent sur nos possessions antarctiques, qu'il s'agisse des Archipels Kerguelen ou Crozet ou de la Terre Adélie. Diverses ambitions se déchaînent contre nous, et ce n'est pas sans inquiétude qu'on vit en août 1948, le général Marshall proposer l'internationalisation de tout le continent antarctique, exactement de tous les territoires situés au sud du 60e parallèle, et qu'on vit également une Commission internationale être constituée cet été pour étudier ce problème. Ainsi, en particulier, ont été réveillées des ambitions russes assoupies qu'au mois de juin 1950  la Pravda a exprimées de façon violente. Recherche de l'Uranium, tel est le nom des ambitions sur ce continent. Quant aux archipels, ils pâtissent de leur valeur stratégique, l'hémisphère « vide » du sud prenant une grande valeur pour les communications en temps de guerre, son immensité abritant les transports et des avions et des sous-marins. Tout point d'escale y acquiert de ce fait un grand intérêt. Ne nous étonnons donc pas que notre souveraineté soit parfois contestée, et d'autant plus que nous avons montré bien de la négligence. Quelques décrets en Conseil des Ministres, un rattachement administratif fort théorique à Madagascar, ce n'est pas une manière très efficace de défendre ses titres. Par contre, nous n'avons pas exploité des îles de valeur, et la façon dont fut abandonnée à son sort l'entreprise (pourtant nationalement intéressante) des frères Boissières, qui avaient organisé là-bas des pêcheries et des conserveries, fut une imprudence. On essaie heureusement d'y remédier.

III Remèdes

Dans cette revue que nous avons tenté d'esquisser, nous avons dû glisser sur bien des problèmes diplomatiques de l'Union Française et n'en pas aborder d'autres (ne fut-ce que la question des Indes françaises ou celle des Ewes du Togo). Notre dessein n'était pas d'être exhaustif mais d'indiquer la grande menace extérieure contre l'Union Française.

1°Pour une conscience de l'Union française.

Mais contre un tel danger quels peuvent être les remèdes ? Le premier, sans quoi aucun autre n'aura d'efficacité, est que les Français aient conscience et souci du danger. Notre opinion publique ne se préoccupe des questions d'Outre-Mer qu'aux confins de la catastrophe. Il faut au moins des émeutes et du sang, sinon une guerre, pour qu'on en parle. Si nous n'avons pas abordé la question d'Indochine c'est que là, enfin, le public s'est ému. On peut craindre d'ailleurs que son émotion ait tenu surtout aux conséquences métropolitaines de la guerre. Certains se sont plaint que le Gouvernement ait eu des réactions trop molles quand l'Angleterre a proclamé l'indépendance de la Cyrénaïque ou quand l'ONU a décidé l'indépendance de la Lybie pour 1952. Ils connaissent mal les données du problème car le circuit par l'ONU ne permettait pas au Gouvernement français une réaction convenable. Mais celle-ci eut-elle été internationalement possible, que nos dirigeants eussent été paralysés par l'absence de réaction dans l'opinion publique. Leurs paroles eussent parus propos d'académie. Pendant ces jours, on ne pouvait s'empêcher d'évoquer le souvenir de Fachoda. Et certes, nous ne regrettons pas ces explosions cocardières. L'histoire en a éclairé la puérilité. Et pourtant, sans tomber dans cet excès, ne pouvait-on pas indiquer que nous, Français, nous ressentions l'affront, et qu'aucun Pacte de Dunkerque n'excusait à nos yeux pareille déloyauté ? Notre opinion s'est beaucoup plus intéressé à quelques kilomètres déserts sur le Mont Cenis.

Susciter la conscience de l'Outre-Mer, rappeler aux Français leur appartenance à l'Union Française, tel est certes le premier devoir. Telle est la première nécessité. Cette conscience permettrait qu'au moins notre presse éclaira l'opinion du monde sur les vraies intentions de nos adversaires. Pour l'Inde se serait une chose aisée : sa conduite à Hyderabat ou ses refus d'exécuter les décisions de l'ONU dans l'affaire du Cachemire, situent les manquements à la parole qu'elle nous avait donné pour les comptoirs français. Mais qui a protesté chez nous contre leur blocus économique ? Qui même l'a connu, ce blocus ? Certains agissements britanniques ne seraient pas plus difficile à souligner ou certaines hypocrisies de l'ONU, ou certaines manœuvres de l'URSS. Nous aurions beau jeu de montrer que l'Inde dénonce de prétendues (et même parfois réelles) discriminations raciales chez nous, discriminations qui n'ont guère de rapport avec son système des castes. Il est vrai qu'à l'ONU ses représentants abandonnent parfois un lest prudent, sur « ce qui n'est pas parfait dans l'Union Indienne » ; notre enseignement Outre-Mer est critiqué à l'ONU par les peuples qui, aux termes mêmes de rapports de l'organisme, comportent la plus forte proportion d'analphabètes. Qu'attend-on dans notre presse pour les dénoncer ? Les Américains ont beau jeu de vilipender le colonialisme quand « ils n'ont eu que deux cas de lynch depuis le début de l'année ». Quant à l'URSS...

2° Le Quai d'Orsay, un instrument à adapter.

Ainsi serait remplie la condition préalable à une diplomatie de l'Union Française. Quelle devrait être celle-ci ? Reconnaissons-en d'abord la difficulté. Elle réside essentiellement dans une double constatation :

1° notre force n'est pas suffisante ;

2° eussions-nous la force nous ne pourrions pas nous en servir.

Notre force est insuffisante : nous avons déjà ce que nous coûte l'Indochine. Et puis que pourrions-nous contre une coalition de fait qui comporte les « deux plus grands » ? Nous vivons dans un monde ou à moins d'être « un pays en forme de massue et de casse-tête » on ne peut même pas user de sa force relative. Qu'on prenne pour exemple l'affaire d'Indochine. On nous permet l'exercice des armes ; mais c'est parce que, Ho Chi Minh étant communiste, nous nous trouvons comme partie d'un Pacte du Pacifique tacite10. Le cas même où nous usons de la force montre que nous ne pouvons plus guère nous en servir ailleurs. Cette force serait impuissante contre les impérialismes qui nous menacent, et même dans un cadre plus restreint, elle ne nous est pas permise.

En conclurons-nous que toute action nous est impossible ? Nous rangerons-nous parmi ces sceptiques (il n'en manque pas, et qui ne méprisent pas de jouer par ailleurs les professeurs de patriotisme) qui d'un air désabusé expliquent que nos territoires d'Outre-Mer sont de toutes façons perdus ? Non. Peut-être avons-nous paru pessimiste au long de ces lignes. Mais nous avons au contraire la plus claire conscience de ce qui peut être encore joué. À la condition, encore une fois, que l'opinion s'en émeuve. À la condition également que le quai d'Orsay, lui aussi, acquière une vue exacte du problème.

Cette vue, il l'a peut-être. Malheureusement, il n'est pas, à l'heure actuelle, un instrument parfaitement adapté. Non pas qu'il ne compte des hommes éminents, mais rien ne les oriente vers l'Union Française, et la connaissance qu'ils ont de ces territoires est trop superficielle et théorique pour qu'ils voient bien les menaces qui pèsent sur eux. L'Afrique noire sera sans doute demain le centre de la politique mondiale : elle n'a qu'un seul spécialiste au Quai d'Orsay. Les tutelles exigent beaucoup de notre activité diplomatique ; mais ceux qui y travaillent dans notre ministère ne connaissent ni le Togo ni le Cameroun et ne jugent de leurs problèmes que sur rapport. Nous pourrions multiplier les exemples à l'infini. Notre Ministère des Affaires Étrangères est une très vieille dame qui flirte toujours avec Vergennes.  On y a la perception la plus subtile et la plus sûre des réalités européennes. Certains même, et de plus en plus nombreux, savent y penser « mondial », et c'est déjà une vocation à comprendre à l'Union Française, mais l'Union Française elle-même est trop ignorée.

N'accusons pas trop le Quai d'Orsay. Le malheur essentiel vient d'une certaine dualité de compétence. La rue Oudinot n'est sans doute pas très loin, mais nous savons comment en France toute affaire piétine dès que d'une façon ou d'une autre plusieurs ministres sont intéressés. Réorganisation adéquate du Ministère des Affaires Étrangères, normalisation de ses rapports avec le Ministère de la France d'Outre-Mer ? Voilà encore une condition préalable à une diplomatie de l'Union Française.

3° Défendre l'Union Française.

En somme nous ne trouvons presque que des conditions préalables. La diplomatie est beaucoup plus adaptation à des événements quotidiens qu'exécution d'une sorte de plan géométrique conçu à l'avance.  Le tout est d'avoir le moyen de s'adapter et partant d'exploiter au mieux la situation. Pourtant, si nous reprenons le grand problème, tel que nous l'avons exposé, nous voyons qu'il se décompose, si on peut dire, en deux éléments : 1° une coalition permanente ; 2° une évolution du monde vers des ententes régionales, évolution qui peut provoquer l’écartèlement de l'Union Française.

A. On ne vient pas à bout d'une coalition : on la dissocie. Or la coalition qui nous étreint est si disparate qu'elle est forcément dissociable. Pour une part ce sont ces désaccords et rivalités internes qui la suscitent : elle n'est qu'association occasionnelle dans la surenchère, effort concomitant mais non conjoint pour exploiter chacun à son profit, une idée-force. Quels éléments peuvent se détacher ? Ne parlons pas pour le moment de la Grande-Bretagne, nous la retrouverons et encore à propos des ententes régionales. L'Union Indienne, aussi virulente soit elle, ne joue qu'un rôle secondaire. Elle a pris la place des Philippines, à l'ONU, comme aile offensive des États-Unis. Elle tire sa force des indulgences anglo-saxonnes à son endroit. On ne peut guère l'amadouer car son extrême impérialisme la rend exigeante sans que, pour reprendre la vieille locution, « le jeu en vaille la chandelle ». Si on passe à l'URSS on doit constater qu'elle ne peut pas renoncer à défaire les arrières de l'Europe Occidentale. En outre la conjoncture générale ne nous permet pas de jouer son jeu. Restent les États-Unis, plus grands des « plus grands ». Sur le plan de l'anticolonialisme, ils sont eux-mêmes une coalition, celle des vieilles dames sentimentales et des hommes d'affaires de Wall Street. Les vieilles dames sentimentales, une habile propagande peut les apaiser. Quant aux hommes d'affaires de Wall Street, la seule chose est de savoir si leurs intérêts et les nôtres se contredisent. À voir de près, il ne le semble pas. Que cherchent les hommes d'affaires de Wall Street ? des emplois pour leurs capitaux, des débouchés pour leurs produits. De quoi avons-nous besoin dans nos territoires d'Outre-Mer ? de leurs capitaux et de leurs produits.

Or le jeu « anticolonialiste » des États-Unis va justement à l'encontre de ces intérêts américains. C'est un fait ; maintes fois vérifiable, que l'accession d'un peuple à l'indépendance lui vaut vingt ans de désordres internes et une considérable régression sur le plan économico-social : Birmanie, Syrie, Liban en sont des exemples. Rien de tel pour rendre improductif les capitaux, pour tarir des débouchés.

On nous objectera qu'en Indonésie les Américains ont passé outre délibérément cet obstacle. C'est exact, et la presse hollandaise l'a noté avec amertume. Mais on ne doit pas obligatoirement inférer d'une partie du monde à l'autre. Le Pacifique est dans un tel état de convulsion que faire obstacle à l'expansion communiste paraît aux Américains beaucoup plus important que se réserver des placements et des débouchés. Ceux-ci sont, en outre, destinés à demeurer en tout état de cause improductifs pour longtemps. Le désordre est déjà là. Le danger serait que les États-Unis érigeassent en principe une pratique nécessaire dans un cas donné. Ce n'est pas très leur tempérament politique. Leur faire comprendre le danger auquel ils s'exposent serait justement le rôle d'une diplomatie de l'Union Française.

En face d'une coalition on peut en outre rechercher des alliances. Spontanément la chose s'est faite, et on doit dire avec succès. Le front relativement uni des « puissances coloniales » a limité bien des dégâts à l'ONU. Ce front gagnerait à être encore plus serré. Toutefois, il comporte une double difficulté. En premier lieu, France et Grande-Bretagne, quelle que soit l'identité profonde de leurs intérêts, ont une peine extrême à les concilier (nous l'avons vu plus haut à propos des Caraïbes). Il en résulte des fissures dans leur front. D'autre part, la France, tout en sentant la nécessité de cette coalition, éprouve une juste et visible répugnance à trop s'y engager. C'est qu'elle n'est plus une puissance coloniale. Elle ne l'est qu'au dire de ses adversaires, plus ou moins sincères, et elle risque le sort de l'héroïne de Lacretelle dans son admirable roman La Bonifas. Elle est obligée de se défendre en tant que puissance coloniale alors que son meilleur argument est de n'être plus une puissance coloniale, mais le leader d'une vaste association de peuples : l'Union Française. Ceci gène sa démarche au point que parfois elle a pu même ne pas paraître loyale. Une étroite unité d'action, dans le cadre de l'ONU, entre puissances dites « coloniales » ne s'en impose pas moins.

Elle s'impose d'autant plus que ces puissances coloniales sont justement les puissances occidentales, France, Grande-Bretagne, Belgique, Hollande, principales signataires et instigatrices du Pacte Atlantique. Et ici nous trouvons un nouvel élément pour rompre la coalition adverse, et pour la rompre par les États-Unis. C'est même un élément positif du Pacte Atlantique, ce qui n'a pas été suffisamment souligné.

B. Reste la question des ententes régionales. Elle tire sa difficulté du fait que, périlleuse pour l'Union Française, elle n'en est pas moins politiquement saine : elle répond à une nécessité inéluctable, elle est commandée par les conditions géopolitiques de notre temps. Rien ne servirait de s'opposer à ce mouvement. Ce serait au contraire le plus sûr moyen de provoquer l'éclatement d'une Union Française mal adaptée à son époque.

Aussi ne voit-on qu'une seule solution, et nous l'avons esquissé à propos de l'Union européenne : pratiquer hardiment cette politique d'ententes régionales ; mais qu'à chacune ce ne soit pas tel ou tel territoire qui y participe mais l'Union Française toute entière. Voilà pourquoi nous avons désiré que l'Assemblée de l'Union Française participe à la délégation française à l'Assemblée européenne. Évidemment la représentation de l'Union Française, dans chaque entente, devrait être assurée principalement par les territoires géographiquement intéressés. Mais ils l'assureraient en vertu de ce double accréditement institué pour la première fois dans les accords du 8 mai avec Bao-Daï, et qui certainement est une des innovations politico-juridiques les plus intéressantes dans le cadre des institutions de l'Union Française.

Ceci est d'ailleurs esquissé à la Conférence du sud-est asiatique, comme à la conférence des Caraïbes et à la Commission des Mers du Sud. La difficulté principale réside dans la double politique britannique en terre d'Islam et en Afrique Noire. Ici encore rien ne sert de bouder. Une collaboration accentuée avec la Grande-Bretagne dans ces régions paraît le plus sûr moyen d'éviter le danger. Cette collaboration est déjà un fait sur le plan des Conférences africaines qui depuis quatre ans se sont succédées, au point d'en être pratiquement permanentes, pour aboutir à la constitution de la CCTA. Nous éviterons les États-Unis d'Afrique qu'en leur enlevant leur raison d'être par une étroite association des puissances administrantes. Le domaine des conférences africaines, purement technique, devrait donc être sensiblement élargi.

Non qu'il s'agisse de passer sous les fourches caudines du Colonial Office. Nous avons dit ce que nous en pensons à propos de la Cyrénaïque. Cette collaboration requiert au contraire, de notre part, une extrême fermeté sur nos droits, sinon elle ne sera que jeu de dupes. Nous savons très bien que les Anglais ne marchent pas toujours très droit dans ces domaines. Nous le leur avons déjà fait sentir, et ces observations ont en général porté d'heureux résultats. Les démarches de notre ambassade ont fait cesser ou plutôt presque cesser de pénibles intrigues. Ne pas nous laisser déborder par les agents britanniques fait partie intégrante de la collaboration africaine avec la Grande-Bretagne.

4° Achever l'Union Française.

Mais en terminant cette esquisse nous allons encore trouver une condition préalable. Les ententes régionales ne constituent un péril pour l'Union Française que dans la mesure où celle-ci, toute jeune, de structure encore imparfaite, est extrêmement vulnérable. L'habitude de vivre en association n'est encore bien prise ni par la Métropole, ni par les autres territoires. Les administrations n'ont pas le réflexe du nouvel état de chose. Le grand public l'ignore. Les institutions prévues par la Constitution n'ont que trois ans d'existence juridique : elles n'en ont pas moins suivi une évolution assez défavorable. Nous nous sommes déjà étendus ici même sur ce sujet. Quoi qu'il en soit, faire vivre l'Union Française serait aussi une des conditions préalables à sa diplomatie.

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Que serait la France réduite à ses seules dimensions, nous demandions-nous au début de cette étude ? À peu près rien dans le monde où nous vivons. L'Union Française lui permet d'être encore une Grande Puissance. Malheureusement une coalition dite anti-coloniale aussi bien que l'évolution même du monde vers un certain nombre d'ententes régionales constituent pour l'Union Française un péril réel, encore que nous ayons, en rompant la coalition adverse, en créant une contre-coalition, en jouant sagement le jeu des ententes régionales par une association avec la Grande-Bretagne, le moyen de détourner ce péril. Pourvu toutefois que les Français prennent conscience de l'Outre-Mer, qu’ils en acquièrent le réflexe et qu'ils achèvent cette Union Française qui, dans ses institutions sagement équilibrées, est sa propre sauvegarde.

 


1 A l'ONU nous nous heurtons encore à une autre difficulté : l'ignorance fondamentale de beaucoup de délégués. N'a-t-on pas vu un ministre des Affaires étrangères nous attaquer pendant deux heures consécutives à propos du Cameroun et montrer dans sa dernière phrase qu'il prenait ce territoire pour une île ? Un autre exemple nous a frappés. Nous avons, en IVe commission, entendu des délégués réclamer à l'envie que dans les territoires dépendants : l'enseignement primaire se fit dans « la langue maternelle ». Or cette question avait, à la Commission des relations culturelles de l'Assemblée de l'Union Française, soulevé un important débat. Certains membres métropolitains étaient favorables à une telle réforme. Dans leur ensemble les élus autochtones s'y montrèrent au contraire opposés, faisant valoir que dans beaucoup de territoires on parlait jusqu'à soixante langues diverses dont beaucoup ne s'écrivent pas. On se heurte donc à une impossibilité, et dans ces conditions l'enseignement en français, langue véhiculaire à valeur universelle, leur paraissait non seulement préférable, mais le seul praticable.

2 Nous avons d'autre part trouvé de curieuses déclarations, telle celle de ce délégué cubain qui désirait surveiller les puissances coloniales de peur que, en développant leurs territoires d'Outre-Mer elles ne viennent apporter une dangereuse concurrence à son pays (IVe Commission de l'ONU, 16 novembre 1946). Aveu précieux et dépourvu d'artifice.

3 Le Projet Schuman sur le Pool du charbon et de l'acier est venu renouveler ce péril. Loin de nous l'idée de critiquer ce projet ! Il représente le seul effort concret à la fois pour créer une véritable Europe après les déboires causés par le Conseil de Strasbourg et pour régler une bonne fois le problème franco-allemand. Nous permettra-t-on pourtant d'exprimer une inquiétude ? C'est une petite phrase si anodine d'apparence, si dissimulée dans le texte que certains des ministres en exercice ne l'avaient même pas aperçue. En substance, cette petite phrase parlait de l'exploitation en commun des richesses d'Outre-Mer.

Était-on très loin de l'idée d'un trusteeship conjoint de l'Europe ? Le Groupe des Indépendants d'Outre-Mer ne l'a pas pensé : presque immédiatement, le 20 mai, il publiait un communiqué où il exprimait son inquiétude. D'autre part, du côté allemand, on s'emparait bruyamment de cette phrase. Dans une interview accordée à M. Saenger, le Dr Adenauer déclarait que le point le plus important du projet Schuman était « l'inclusion du continent africain à l'Union économique envisagée », et selon lui « si ce point devait être acquis, il se traduisait non seulement par l'ouverture de nouveaux marchés, mais également par la possibilité pour les deux économies de disposer de nouvelles sources d'approvisionnement en matières premières ».

Dans un excellent article, paru dans la Tribune des Nations du 26 mai 1950, M. Hervé Martel allait apporter des précision intéressantes – et inquiétantes. Celui-ci raccorde les déclarations du Dr Adenauer au projet de M. Kurt Weigelt, délégué allemand au Comité des Territoires d'Outre-Mer de l'OECE, et aux intentions souvent exprimées que ce soit des techniciens allemands qui mettent en œuvre le Point IV en Afrique.

4 La visite l'an dernier des souverains Haschemites au Shah d'Iran a été l'occasion de lancer l'idée d'une sorte de fédération du Nord Islam, toujours en vue du même objet. Cette fois-ci, on associerait Transjordanie, Irak, Syrie (mise au pas, grâce à l'assassinat du Maréchal Gaïm) Iran et peut-être Turquie. N'oublions pas non plus les idées des fédérations pan-musulmanes lancées par les dirigeants du Pakistan.

5 Étant allé au Tchad au printemps dernier, nous avons pu constater combien y étaient, également, actives les intrigues britanniques.

6 L'Islam en Afrique Noire Française. La Documentation Française, notes et études documentaires n°1.152 du 26 juin 1949.

7 Ce même ministre déclarait au cours d'une conférence de presse : « Les États-Unis d'Afrique vont naître : C'est ainsi que  le soleil se lève ». Tribune de Lausanne 17-4-49. Rappelons également le projet de Mac Kay à Strasbourg, projet auquel nous avons déjà fait allusion.

8 On peut se reporter également à un article paru dans l'Economist du 6 août 1949.

9 Times, 9 et 10 mars 1948.

10 Ainsi s'explique la différence d'attitude malgré tout fort grande des États-Unis dans l'affaire d'Indochine et dans l'affaire d'Indonésie.